Matin chafouin : gitans au tabac. La Canebière/Noailles

De Mimi

Matin orageux sur Marseille. De ces temps où tout se tient en tension, attendant la délivrance de l’orage qui ne vient pas. Moi, je pars au boulot, radar à légumes un peu brouillé, traversée prévue de Noailles avec tabac de la Canebière, trois minutes d’arrêt.

Je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond ce petit matin-là. La lumière jaunasse, une sorte de vibration dans l’air, ce je-ne-sais-quoi qui vous susurre à l’oreille qu’aujourd’hui, ça ne va pas le faire. Et les gens. Les gens électriques, le corps à l’affût de la moindre excuse pour que ça clashe, les mots violents au bord de la lippe, le regard par en-dessous qui vous défie de vous trouver encore en travers de leur chemin dans les dix secondes qui arrivent. Mais il faut tout de même les traverser ces gens, les fendre, s’y colleter, relever la tête et prendre sa juste place dans la marée, leur faire croire que toi aussi, tu peux vriller si on te touche. Arc tendu vers l’entrée du métro.

Le tabac s’ouvre devant moi et j’entre, halte nécessaire: il faudra que je fume, surtout un jour comme celui qui s’annonce. Petite file, personnes en rang, qui attendent l’air sombre, que leur tour de s’empoisonner vienne.

— Bonjour, un Drum ivoire, un sachet de p’tits filtres et des Zigzag zouave, s’il vous plaît.

— Tout de suite mademoiselle.

Derrière moi, vision : deux tziganes se tiennent, tentant de resquiller un peu mais sans trop de conviction.

Vision car l’un d’eux est habillé comme un dandy froissé, costume kaki pas très net, chemise blanche virant au jaune comme le blanc de ses yeux, ouverte sur un foulard de soie à pois, chapeauté comme le chat du conte, petite moustache à la Carlos Gardel, peau tannée d’alligator, dent de devant en or à côté du trou laissé par le souvenir d’une canine. Dans ce fatras de détails, un autre : il lui manque un bras. Je ne sais pas ce qui m’a le plus frappé dans le personnage, de son côté Prince des Gitans ou de ce membre absent comme celui d’un vétéran de la Grande Guerre. Son Sancho Pansa le suivait, petit et râblé, se frayant un chemin jusqu’au comptoir du tabac. Progression stoppée nette par un grand type, maigre et l’air particulièrement chafouin, enfant de ce petit matin nerveux :

« Tu te crois où ? Tu me passes pas devant. Rentre chez toi sale gitan. »

Chafouin mais calme, trop calme pour ne pas être inquiétant. L’autre essaye bien de répliquer vaguement mais le Prince lui jette un regard sans réplique avec un petit mouvement de la nuque vers la sortie.

Un pied dehors, puis l’autre, sur le chemin des étals du marché, la pharmacie presqu’à l’angle, ils sont là tous les deux. L’hidalgo clopine, grimpe difficilement la marche du perron. L’autre se retourne, l’air méfiant, cherchant la menace ou le rentre-chez-toi, s’arrête, s’appuie au chambranle, empêchant la fermeture automatique de la porte, allume une cigarette et attend.