Matin cuisine. Chez moi

De Mimi

L’autre matin, comme tous les matins, je n’étais pas bien réveillée. Alors, comme toujours, je buvais beaucoup de café, noir, sans sucre, réchauffé de la veille au micro-onde. Le chat piaulait pour avoir à manger, ou sortir sur le toit, ou les deux. Et je fumais. Et je regardais par la fenêtre de ma cuisine. Cette fenêtre donne sur une grande cour. Ou a l’air de donner sur une grande cour, parce que de la table de ma cuisine, je ne vois pas en bas. Mais je vois un bon coin de ciel, d’autres fenêtres, une terrasse loin en face, avec des canisses et du linge pendu. Bref, ce que plus ou moins tout le monde voit, à Marseille par la fenêtre de sa cuisine.

Ce matin-là, mon regard flottait au dehors quand il fut happé par quelque chose qui n’était pas au-delà de l’encadrement de la fenêtre mais à l’intérieur. Chez moi. Dans ma cuisine. Sur ma planche à découper. Dans un de mes bols à Welsh. Dans un pot en plastique. Dans de la terre trop sèche. Un plant de basilic. Je savais qu’il était là. Guillaume l’avait acheté la veille pour faire un pesto, opération finalement avortée au profit de je ne sais plus quoi exactement, peut-être bien une tarte aux légumes. Je savais qu’il y était mais je ne l’avais pas vu. Pas regardé. Pas compris. Et là, ce matin-là, il m’est apparu. Et mon esprit a tenté, embrumé encore, d’intégrer ce pot de basilic. Alors le flash : ce pied de basilic était une bête que l’on mène à l’abattoir. De même nature que ces veaux, vaches, cochons, canards, poulets, poissons de batterie, courgettes, pommes-de-terre, escargots, carottes et toute la sarabande. De ceux dont l’existence ne se justifie que par leur future dévoration, mastication, digestion, cuisine. A des années-lumière des animaux et des plantes de compagnie. Ceux et celles que l’on choie, que l’on peigne, dont on dégage soigneusement les oreilles, que l’on arrose, nourrit, à qui l’on parle doucement dans le noir, dont on espère la croissance tranquille mais sûre, dont on s’inquiète pendant les vacances, de qui on confie la garde à des personnes de confiance. Dont on chérit la vie. Alors que d’autres, infortunés, marchent en file indienne vers leur sacrifice, que l’on donnera même en pâture, pâtée aux beaux élus de nos vies domestiques, ils vivent. De toute évidence, le basilic ira rejoindre la cohorte de ces nés pour mourir, ratatouille sans issue.

Voilà ce que je griffonnais, esquisse, sur le cahier qui est toujours posé sur la table de ma cuisine: basilic=animal de batterie ≠ plante de compagnie.

Au grand étonnement de Guillaume à son réveil, après mon départ. Mais ça l’a fait rire apparemment.

Mardis matins. Rue des Récolettes

De Mimi

Le mardi, mon trajet jusqu’au métro Noailles est un peu spécial. Tous les mardis, quelle que soit la météo, quelle que soit mon humeur. Le mardi matin, à 8h36 environ, rue des Récolettes, que je prends pour éviter les travaux du Cours Saint-Louis, je croise un petit camion. Ce petit camion est plus ou moins découvert à l’arrière. Sur ses flancs battent des bâches ouvertes, vieilles et sales. Ce petit camion fait beaucoup de bruit. Mais pas un bruit de moteur poussif. Un bruit d’animaux vivants qui hurlent. Ce petit, vieux et sale camion transporte des poulets vivants, entassés dans la remorque. Et les poulets hurlent. En fait, les poulets ne font pas qu’hurler, ils puent. Aussi. Et l’odeur de la fiente des poulets, aigre, pleine, amère comme leurs cris, me retourne le cœur et les tripes. Alors maintenant, le mardi, je pars cinq minutes plus tard de chez moi, pour arriver cinq minutes après le passage du petit camion et de sa cargaison. Cinq minutes après le bruit et l’odeur. Alors quand je passe rue des Récolettes, ne restent sur l’asphalte que quelques plumes, et la vibration du souvenir.

Matin chafouin : gitans au tabac. La Canebière/Noailles

De Mimi

Matin orageux sur Marseille. De ces temps où tout se tient en tension, attendant la délivrance de l’orage qui ne vient pas. Moi, je pars au boulot, radar à légumes un peu brouillé, traversée prévue de Noailles avec tabac de la Canebière, trois minutes d’arrêt.

Je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond ce petit matin-là. La lumière jaunasse, une sorte de vibration dans l’air, ce je-ne-sais-quoi qui vous susurre à l’oreille qu’aujourd’hui, ça ne va pas le faire. Et les gens. Les gens électriques, le corps à l’affût de la moindre excuse pour que ça clashe, les mots violents au bord de la lippe, le regard par en-dessous qui vous défie de vous trouver encore en travers de leur chemin dans les dix secondes qui arrivent. Mais il faut tout de même les traverser ces gens, les fendre, s’y colleter, relever la tête et prendre sa juste place dans la marée, leur faire croire que toi aussi, tu peux vriller si on te touche. Arc tendu vers l’entrée du métro.

Le tabac s’ouvre devant moi et j’entre, halte nécessaire: il faudra que je fume, surtout un jour comme celui qui s’annonce. Petite file, personnes en rang, qui attendent l’air sombre, que leur tour de s’empoisonner vienne.

— Bonjour, un Drum ivoire, un sachet de p’tits filtres et des Zigzag zouave, s’il vous plaît.

— Tout de suite mademoiselle.

Derrière moi, vision : deux tziganes se tiennent, tentant de resquiller un peu mais sans trop de conviction.

Vision car l’un d’eux est habillé comme un dandy froissé, costume kaki pas très net, chemise blanche virant au jaune comme le blanc de ses yeux, ouverte sur un foulard de soie à pois, chapeauté comme le chat du conte, petite moustache à la Carlos Gardel, peau tannée d’alligator, dent de devant en or à côté du trou laissé par le souvenir d’une canine. Dans ce fatras de détails, un autre : il lui manque un bras. Je ne sais pas ce qui m’a le plus frappé dans le personnage, de son côté Prince des Gitans ou de ce membre absent comme celui d’un vétéran de la Grande Guerre. Son Sancho Pansa le suivait, petit et râblé, se frayant un chemin jusqu’au comptoir du tabac. Progression stoppée nette par un grand type, maigre et l’air particulièrement chafouin, enfant de ce petit matin nerveux :

« Tu te crois où ? Tu me passes pas devant. Rentre chez toi sale gitan. »

Chafouin mais calme, trop calme pour ne pas être inquiétant. L’autre essaye bien de répliquer vaguement mais le Prince lui jette un regard sans réplique avec un petit mouvement de la nuque vers la sortie.

Un pied dehors, puis l’autre, sur le chemin des étals du marché, la pharmacie presqu’à l’angle, ils sont là tous les deux. L’hidalgo clopine, grimpe difficilement la marche du perron. L’autre se retourne, l’air méfiant, cherchant la menace ou le rentre-chez-toi, s’arrête, s’appuie au chambranle, empêchant la fermeture automatique de la porte, allume une cigarette et attend.

Réalisme et libéralisme : conversation matutinale avec une pute. O’Stop, Marseille.

De Mimi

Quiconque pose le pied à Marseille et aime un tant soit peu la vie et la nuit, se doit de connaître le O’Stop. Juste en face de l’opéra, en plein quartier des bars à hôtesses et/ou à karaoké années 80, façon Nostalgie Nostalgie, c’est un des rares restos ouverts 24/24 de la ville. Y transite une faune étrange, alcoolisée, parfois désespérée, qui va des fêtards, aux putes, aux gros méchants, aux couples perdus, aux touristes tourmentés, à tous ceux en bref, qui ont besoin de la chaleur d’un sandwich boulettes au cœur de la nuit pour se rappeler un instant qui ils sont, où ils vont, et que ça ira mieux demain. A différents titres, c’est un endroit que je fréquente et que j’aime. Un rade de salut, en bas de chez moi : la sécurité que peut offrir à ceux qui le veulent bien des patrons improbables et gentils (qui cherchent encore mes lunettes de soleil égarées il y a un mois dans les 30 mètres qui séparent le comptoir de mon lit), et trois golgoths hongrois payés par lesdits patrons pour que la sauce des boulettes ne tourne pas trop souvent au vinaigre.

Un petit matin donc, vers 4h, j’échouai au rade, vapeurs d’alcool qui me décillent les yeux, fumet de tomate imprégnant le pain, réconfort des frites tout aussi maison que la mayonnaise. Au bout du comptoir, une femme. Belle encore, la cinquantaine brune et fière, pattes d’oie, un carré de cheveux un peu trop soigné pour l’heure rebelle et fatiguée, maquillage impeccable. Face au naufrage que je suis, elle brille, sourit, gouaille marseillaise mâtinée d’accent arabe. Elle se plaint. Du prix de la passe par les temps qui courent. Me dit que c’était mieux avant, mais que les hommes sont toujours gentils quand ils te payent. Jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus. Que finalement, pute, c’est pas mal mais que ça fatigue. Elle doit avoir du métier derrière elle, pas d’illusions mais pas de cynisme non plus. Ou en tout cas pas ce soir. Elle trouve que la concurrence a fait du mal, me dit que la pipe est à 10 euros dans le quartier en ce moment. Je trouve que c’est peu. Elle complète la grille tarifaire : 50 euros pour baiser. Vraiment peu. En même temps, je n’ai pas de point de comparaison… la dernière fois que j’avais discuté avec une prostituée, c’était à Paris il y a quelques années, une fille mineure, de je ne sais plus où en Europe de l’Est, et on n’avait pas parlé prix, juste un petit café dans un bar obscur de la Porte de Clignancourt, pour se réchauffer. Mais là encore, pas de plainte, juste de la résignation.  Réalisme. Au comptoir du O’Stop, la dame me pose des questions sur ce que je pense de la prostitution estudiantine. Je crois que je n’ai pas eu la force de continuer à bafouiller, mâchouillement de pastis. Je lui ai dit, il me semble, que je la trouvais très élégante. Et je suis rentrée, semi-rampant, faire corps avec mon lit, seule, les yeux du chat allumés dans l’obscurité, braqués sur l’espace vide à ma gauche.