Matin cuisine. Chez moi

De Mimi

L’autre matin, comme tous les matins, je n’étais pas bien réveillée. Alors, comme toujours, je buvais beaucoup de café, noir, sans sucre, réchauffé de la veille au micro-onde. Le chat piaulait pour avoir à manger, ou sortir sur le toit, ou les deux. Et je fumais. Et je regardais par la fenêtre de ma cuisine. Cette fenêtre donne sur une grande cour. Ou a l’air de donner sur une grande cour, parce que de la table de ma cuisine, je ne vois pas en bas. Mais je vois un bon coin de ciel, d’autres fenêtres, une terrasse loin en face, avec des canisses et du linge pendu. Bref, ce que plus ou moins tout le monde voit, à Marseille par la fenêtre de sa cuisine.

Ce matin-là, mon regard flottait au dehors quand il fut happé par quelque chose qui n’était pas au-delà de l’encadrement de la fenêtre mais à l’intérieur. Chez moi. Dans ma cuisine. Sur ma planche à découper. Dans un de mes bols à Welsh. Dans un pot en plastique. Dans de la terre trop sèche. Un plant de basilic. Je savais qu’il était là. Guillaume l’avait acheté la veille pour faire un pesto, opération finalement avortée au profit de je ne sais plus quoi exactement, peut-être bien une tarte aux légumes. Je savais qu’il y était mais je ne l’avais pas vu. Pas regardé. Pas compris. Et là, ce matin-là, il m’est apparu. Et mon esprit a tenté, embrumé encore, d’intégrer ce pot de basilic. Alors le flash : ce pied de basilic était une bête que l’on mène à l’abattoir. De même nature que ces veaux, vaches, cochons, canards, poulets, poissons de batterie, courgettes, pommes-de-terre, escargots, carottes et toute la sarabande. De ceux dont l’existence ne se justifie que par leur future dévoration, mastication, digestion, cuisine. A des années-lumière des animaux et des plantes de compagnie. Ceux et celles que l’on choie, que l’on peigne, dont on dégage soigneusement les oreilles, que l’on arrose, nourrit, à qui l’on parle doucement dans le noir, dont on espère la croissance tranquille mais sûre, dont on s’inquiète pendant les vacances, de qui on confie la garde à des personnes de confiance. Dont on chérit la vie. Alors que d’autres, infortunés, marchent en file indienne vers leur sacrifice, que l’on donnera même en pâture, pâtée aux beaux élus de nos vies domestiques, ils vivent. De toute évidence, le basilic ira rejoindre la cohorte de ces nés pour mourir, ratatouille sans issue.

Voilà ce que je griffonnais, esquisse, sur le cahier qui est toujours posé sur la table de ma cuisine: basilic=animal de batterie ≠ plante de compagnie.

Au grand étonnement de Guillaume à son réveil, après mon départ. Mais ça l’a fait rire apparemment.

Mardis matins. Rue des Récolettes

De Mimi

Le mardi, mon trajet jusqu’au métro Noailles est un peu spécial. Tous les mardis, quelle que soit la météo, quelle que soit mon humeur. Le mardi matin, à 8h36 environ, rue des Récolettes, que je prends pour éviter les travaux du Cours Saint-Louis, je croise un petit camion. Ce petit camion est plus ou moins découvert à l’arrière. Sur ses flancs battent des bâches ouvertes, vieilles et sales. Ce petit camion fait beaucoup de bruit. Mais pas un bruit de moteur poussif. Un bruit d’animaux vivants qui hurlent. Ce petit, vieux et sale camion transporte des poulets vivants, entassés dans la remorque. Et les poulets hurlent. En fait, les poulets ne font pas qu’hurler, ils puent. Aussi. Et l’odeur de la fiente des poulets, aigre, pleine, amère comme leurs cris, me retourne le cœur et les tripes. Alors maintenant, le mardi, je pars cinq minutes plus tard de chez moi, pour arriver cinq minutes après le passage du petit camion et de sa cargaison. Cinq minutes après le bruit et l’odeur. Alors quand je passe rue des Récolettes, ne restent sur l’asphalte que quelques plumes, et la vibration du souvenir.

Matin chafouin : gitans au tabac. La Canebière/Noailles

De Mimi

Matin orageux sur Marseille. De ces temps où tout se tient en tension, attendant la délivrance de l’orage qui ne vient pas. Moi, je pars au boulot, radar à légumes un peu brouillé, traversée prévue de Noailles avec tabac de la Canebière, trois minutes d’arrêt.

Je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond ce petit matin-là. La lumière jaunasse, une sorte de vibration dans l’air, ce je-ne-sais-quoi qui vous susurre à l’oreille qu’aujourd’hui, ça ne va pas le faire. Et les gens. Les gens électriques, le corps à l’affût de la moindre excuse pour que ça clashe, les mots violents au bord de la lippe, le regard par en-dessous qui vous défie de vous trouver encore en travers de leur chemin dans les dix secondes qui arrivent. Mais il faut tout de même les traverser ces gens, les fendre, s’y colleter, relever la tête et prendre sa juste place dans la marée, leur faire croire que toi aussi, tu peux vriller si on te touche. Arc tendu vers l’entrée du métro.

Le tabac s’ouvre devant moi et j’entre, halte nécessaire: il faudra que je fume, surtout un jour comme celui qui s’annonce. Petite file, personnes en rang, qui attendent l’air sombre, que leur tour de s’empoisonner vienne.

— Bonjour, un Drum ivoire, un sachet de p’tits filtres et des Zigzag zouave, s’il vous plaît.

— Tout de suite mademoiselle.

Derrière moi, vision : deux tziganes se tiennent, tentant de resquiller un peu mais sans trop de conviction.

Vision car l’un d’eux est habillé comme un dandy froissé, costume kaki pas très net, chemise blanche virant au jaune comme le blanc de ses yeux, ouverte sur un foulard de soie à pois, chapeauté comme le chat du conte, petite moustache à la Carlos Gardel, peau tannée d’alligator, dent de devant en or à côté du trou laissé par le souvenir d’une canine. Dans ce fatras de détails, un autre : il lui manque un bras. Je ne sais pas ce qui m’a le plus frappé dans le personnage, de son côté Prince des Gitans ou de ce membre absent comme celui d’un vétéran de la Grande Guerre. Son Sancho Pansa le suivait, petit et râblé, se frayant un chemin jusqu’au comptoir du tabac. Progression stoppée nette par un grand type, maigre et l’air particulièrement chafouin, enfant de ce petit matin nerveux :

« Tu te crois où ? Tu me passes pas devant. Rentre chez toi sale gitan. »

Chafouin mais calme, trop calme pour ne pas être inquiétant. L’autre essaye bien de répliquer vaguement mais le Prince lui jette un regard sans réplique avec un petit mouvement de la nuque vers la sortie.

Un pied dehors, puis l’autre, sur le chemin des étals du marché, la pharmacie presqu’à l’angle, ils sont là tous les deux. L’hidalgo clopine, grimpe difficilement la marche du perron. L’autre se retourne, l’air méfiant, cherchant la menace ou le rentre-chez-toi, s’arrête, s’appuie au chambranle, empêchant la fermeture automatique de la porte, allume une cigarette et attend.

Réalisme et libéralisme : conversation matutinale avec une pute. O’Stop, Marseille.

De Mimi

Quiconque pose le pied à Marseille et aime un tant soit peu la vie et la nuit, se doit de connaître le O’Stop. Juste en face de l’opéra, en plein quartier des bars à hôtesses et/ou à karaoké années 80, façon Nostalgie Nostalgie, c’est un des rares restos ouverts 24/24 de la ville. Y transite une faune étrange, alcoolisée, parfois désespérée, qui va des fêtards, aux putes, aux gros méchants, aux couples perdus, aux touristes tourmentés, à tous ceux en bref, qui ont besoin de la chaleur d’un sandwich boulettes au cœur de la nuit pour se rappeler un instant qui ils sont, où ils vont, et que ça ira mieux demain. A différents titres, c’est un endroit que je fréquente et que j’aime. Un rade de salut, en bas de chez moi : la sécurité que peut offrir à ceux qui le veulent bien des patrons improbables et gentils (qui cherchent encore mes lunettes de soleil égarées il y a un mois dans les 30 mètres qui séparent le comptoir de mon lit), et trois golgoths hongrois payés par lesdits patrons pour que la sauce des boulettes ne tourne pas trop souvent au vinaigre.

Un petit matin donc, vers 4h, j’échouai au rade, vapeurs d’alcool qui me décillent les yeux, fumet de tomate imprégnant le pain, réconfort des frites tout aussi maison que la mayonnaise. Au bout du comptoir, une femme. Belle encore, la cinquantaine brune et fière, pattes d’oie, un carré de cheveux un peu trop soigné pour l’heure rebelle et fatiguée, maquillage impeccable. Face au naufrage que je suis, elle brille, sourit, gouaille marseillaise mâtinée d’accent arabe. Elle se plaint. Du prix de la passe par les temps qui courent. Me dit que c’était mieux avant, mais que les hommes sont toujours gentils quand ils te payent. Jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus. Que finalement, pute, c’est pas mal mais que ça fatigue. Elle doit avoir du métier derrière elle, pas d’illusions mais pas de cynisme non plus. Ou en tout cas pas ce soir. Elle trouve que la concurrence a fait du mal, me dit que la pipe est à 10 euros dans le quartier en ce moment. Je trouve que c’est peu. Elle complète la grille tarifaire : 50 euros pour baiser. Vraiment peu. En même temps, je n’ai pas de point de comparaison… la dernière fois que j’avais discuté avec une prostituée, c’était à Paris il y a quelques années, une fille mineure, de je ne sais plus où en Europe de l’Est, et on n’avait pas parlé prix, juste un petit café dans un bar obscur de la Porte de Clignancourt, pour se réchauffer. Mais là encore, pas de plainte, juste de la résignation.  Réalisme. Au comptoir du O’Stop, la dame me pose des questions sur ce que je pense de la prostitution estudiantine. Je crois que je n’ai pas eu la force de continuer à bafouiller, mâchouillement de pastis. Je lui ai dit, il me semble, que je la trouvais très élégante. Et je suis rentrée, semi-rampant, faire corps avec mon lit, seule, les yeux du chat allumés dans l’obscurité, braqués sur l’espace vide à ma gauche.

Pourquoi est-ce que descendre de vélo peut s’avérer si compliqué? ou la balade à Strasbourg avec ma sœur

De Mimi

Cher Guillaume,

Le problème de mon rapport compliqué à la logique dominante est depuis très longtemps sujet de plaisanteries et de prises de tête régulières avec ma sœur. D’aussi loin que je me souvienne, elle a toujours eu une logique implacable et efficace quand la mienne était notoirement tarabiscotée et proprement inefficace, d’un point de vue de rendement immédiat. Et donc parfaitement ridicule, la plupart du temps. Il faut dire en plus, pour bien comprendre les enjeux de ce qui suit, que je suis extrêmement susceptible quant à mes capacités à réaliser certaines choses comme : planter un clou ; faire une opération simple  ; monter une étagère ; faire sortir le fil de la canette de la machine à coudre ; faire l’ourlet idoine ; faire passer un fauteuil, nouvelle et excitante acquisition obtenue à un prix dérisoire, par l’escalier de l’immeuble  ; enfiler les lacets d’une paire de baskets ; ranger les affaires dans un camion de 18 m3 pour déménager 22 m3 ; faire tenir en urgence une étagère fourbe qui s’écroule juste avant un dîner à la maison ; et, donc, descendre de vélo du bon côté.

Parce que oui, il y a un bon côté pour descendre de vélo : celui où il n’y a pas de mur… ni de pot de fleurs… ni un autre vélo… ni une rivière… ni un enfant… ni un foutu poney… ni une marche… ni, a fortiori, la Cathédrale de Strasbourg.

Tu me diras : « Mais Myriam voyons ! Ça se voit un poney ! »

Je te répondrai : « Peut-être, mais pas autant, en théorie, que la majestueuse, rougeâtre, râpeuse, dure, agressive, foutue, Cathédrale de Strasbourg. »

Oui mais bon, ce n’est pas parce que l’obstacle est visible qu’il est aisé de l’éviter. Ni de descendre du vélo du côté où il ne se trouve pas. L’obstacle.

Ma sœur me fait remarquer, à juste titre comme toujours, qu’en fait les objets énormes, par leur énormité même, perdent leur identité d’obstacle. C’est comme s’ils n’existaient pas en réalité : trop gros pour être vus, compris, intégrés, évités. Dans cette clairvoyante optique, le problème n’est donc pas la cathédrale : le vrai ennemi, c’est le vélo.

Le vélo est un engin traître, plein de bouts de métal incongrus qui se plantent dans la chair à tout moment (j’exècre les pédales crantées ), de selles douloureuses, d’antivols pénibles, de caoutchoucs de guidon qui brûlent les mains au bout de 2,5 minutes, de garde-boues pointus, de chaînes graisseuses dévoreuses vengeresses de bas de pantalons…

Bref, le vélo est un animal sauvage, hostile et menaçant qu’il faut dompter avant qu’il ne se décide à te transbahuter d’un point A à un point B, et de mauvais gré encore. Et surtout, surtout, qu’il daigne te laisser descendre ! Une vraie teigne!

Par ailleurs, parce que je vous vois venir, le premier qui dit qu’il n’y a pas de mauvais outil, que de mauvais ouvriers, peut toujours ricaner : il n’a jamais vu luire l’œil torve du marteau dans l’ombre, lorgnant le pouce, dédaignant le clou, et jetant toute sa rage dans l’écrasement total dudit pouce! S’il l’avait vu, bienheureux les ignorants, il ferait moins le malin…

Ainsi, telle Zola, j’accuse les objets de pouvoir être des ennemis sans foi ni loi, comme les cathédrales, n’en déplaise aux scepti-logiques. Ils se déguisent en inoffensifs non-obstacles, tapis dans l’obscurité de leur sourde volonté de vengeance contre leurs créateurs, attendant l’heure propice pour mieux te mettre des bâtons dans les roues, ou des roues dans les bâtons, c’est selon, à l’heure humaine et douce où l’envie d’un vin blanc chaud te tenaille.

 

Bien sûr, d’aucuns, ma sœur en l’occurrence, maintiendront que c’est juste moi qui ai un souci de logique élémentaire. Que la cathédrale n’y est pour rien si, quand le vélo condescend à ma descente, je me retrouve coincée entre cette teigne et le non-obstacle; obligée, par surprise, de tenir le vélo d’une main par la selle et de tourner autour pour me dégager. Parce qu’évidemment, le vélo veut se laisser choir mollement en plus: pas suffisant que je me sois déjà méchamment râpé la moitié de la jambe contre le mur que l’Eglise catholique a cru bon de devoir dresser entre moi et un bon gobelet de vin aux épices ! La réponse papiste à l’alcoolisme rampant? Tempérance forcée par envoi aux urgences pour cause de lésion importante du mollet droit par pédale crantée, suivie de chute et intrusion de guidon caoutchouté dans… l’œil! Ah, ça vous guérit de l’envie immédiate d’un verre, c’est sûr! Beaucoup moins sûr, en revanche, que le fait de se savoir cernée par tant de périls animés et inanimés ne vous envoie pas tout droit dans le premier rade à portée de vue cyclopéenne, à la sortie de l’hôpital!

Tout ce que j’espère c’est que les lambeaux de ma chair martyrisée orneront pour les siècles des siècles les parois de l’église, et deviendront reliques et destination de pèlerinage pour les vaincus des choses. RIP, mollet.

 

Interruption de l’effusion mentale sur l’ordre des choses et du self-apitoiement: ma sœur, toujours prompte à l’action/réaction : « Non mais t’es sérieuse sœurette ? Comment t’as fait pour te retrouver entre le vélo et le mur ? »

Évidemment, elle était parfaitement intacte, guillerette, élégante, ayant sauté négligemment de sa monture bien dressée, et avait instinctivement perçu la menace cathédralesque. Elle, en route joyeuse, déjà, vers les bretzels tièdes, tendres et accueillants, et un verre de vin chaud. Moi, échevelée, blessée dans ma chair et mon honneur, sans parler de ma dignité bafouée, le rouge au front de penser qu’encore une fois je faisais la preuve de mon inutilité pratique. Dépitée donc. D’où émergence d’un second problème urgent après les réflexions sur ma manie de faire systématiquement des digressions mentales longues comme un jour sans pain, m’obligeant pendant tout ce temps à continuer de tourner autour du pot/vélo, dont je viens de m’apercevoir que je le tiens toujours par la selle : comment lui faire comprendre que ce n’est pas de ma faute ? Que les objets, tous, se sont ligués contre moi cet après-midi de décembre pour que tout le monde, hommes, choses et animaux, se moque de moi?

Je lui dis: « Mais c’est pas de ma faute, je te jure! Ça paraissait logique sur le moment! »

Alors je sens bien qu’elle a plus confiance en le vélo, amazone accomplie qu’elle est, et en la Chrétienté toute entière, adepte du pari pascalien que je suis d’habitude, qu’en ma capacité à ne pas entrer en collision latérale avec l’un ou l’autre…

Bien sûr, elle a raison.

Alors il ne me reste plus qu’à tenter de ne pas me faire remarquer; à ne pas offrir une nouvelle faille à exploiter; à courber l’échine sous les grincements sarcastiques du vélo, plein de la certitude de sa toute-puissance; à affronter une dernière fois, abattue par tant d’incompétence, le regard amusé, quoique teinté d’une légère et légitime inquiétude, de ma sœur.

Et à rentrer à pied, l’énormité de mes propres obstacles sur le dos. Sans avoir eu même le réconfort d’un vin chaud tant escompté.

 

LE JEU DE L’ETE: Sauras-tu remettre ces parenthèses à leur place originale dans le texte qui précède? Les suggestions sont les bienvenues dans les commentaires, y compris pour de nouvelles parenthèses! A vos claviers!

– (« J’te jure que ça passe ! Au pire, on gratte un peu le mur, il manque à peine 2 millimètres! »)

– (« Noon… j’ai pas juste jeté les trucs à l’arrière ! Et oui, je sais, vous m’offrirez une liseuse électronique pour mon anniversaire… Mais remarque que cette fois, j’ai pas mis mes livres dans des cartons, je les ai ficelés en petits paquets de 10 !»)

– (5.5 x 4 par exemple)

– (Oui! N’ayons pas peur des mots ni des comparaisons improbables! Entrons dans la lumière!)

– [ rien à voir avec George Michael…]

-(« Oui, je sais, c’était astucieux de prendre le pied arraché pour le coincer entre le mur et l’étagère pour la faire tenir mais promis, je vais pas laisser ça comme ça… ! »)

– (non, non, vraiment aucun rapport…)

– (Oui oeil.! Je vous voyais venir avec votre esprit de folle tordue, encore en train de filer la métaphore georgemichaelesque… Vraiment, vous êtes incorrigibles.)

– (ici, sur la potentialité du dommage réparable par Leurs Béatifiantes Sanctitudes)

– (s’il y a des mini-poneys, il peut bien y en avoir de gigantesques après tout : logique ultime qui « qui peut le moins, peut le plus »)

– (et de la même façon sur les deux chaussures si possible…)

– (« Gnarf, gnarf, gnarf!! » m’en paraît la meilleure transcription possible.)

Ce texte sans prétention aucune doit beaucoup à ma sœur et à mon admiration pour Georges Perec et Eduardo Mendoza qui, les pauvres, ne s’y reconnaîtraient jamais!

L’heure diverse

De Myriam à Guillaume

 

Cher Guillaume,

 

Je suis en r’tard en r’tard comme disait le Lapin. Je suis en retard de quelques réponses à tes tergiversations. Alors aujourd’hui, je passe en mode Lièvre de Mars-avril et on y va, confiture sur le nez à l’heure du thé: parlons de la fuite du temps et de l’heure d’hiver.

De fait, je te lisais et me disais que je fait partie de ces gens que tu mentionnes et qui ont beaucoup de mal avec les changements d’heure annuels. Pour te dire, je mets toujours quelques mois à changer l’heure sur l’horloge de ma cuisine: ça m’angoisse de savoir que même le temps n’est pas stable. Bien sûr, je sais bien que cette ellipse n’est due qu’à une certaine conjoncture politico-économique, mais ça non plus ça ne rassure pas. Quand le pouvoir autoritaire et injonctif de l’Etat va jusqu’à pouvoir tuer une heure pour la ressusciter quelque mois plus tard, c’est quand même inquiétant. Et je suis quelqu’un de très inquiet et angoissé de nature, sous ce léthargique vernis.

Alors ça m’inquiète toujours cette histoire d’heure qui s’évapore. D’autant plus que, quand on est, comme moi, passablement instable, on se raccroche comme on peut à des choses qui semblent immuables, doudous ordonnés: le lever du soleil chaque jour; la mer immense; les cartographies; le goût des choses que l’on boit et mange; le poids du chat sur la couverture le matin; la sensation du papier des livres sous les doigts; le goût du sel sur la peau après la baignade; la croissance des plantes; allumer les lampes dans un ordre précis, dans le salon, quand le soir tombe dehors; la brûlure du feu de bois sur les mains; l’odeur acide du café qui coule le matin; le petit clic de la mollette de la radio qu’on met en marche; la vaisselle solitaire et furieuse qui conquiert l’évier vaincu; le poids des sacs de courses au bout des bras, qui retourne les coudes; la chaleur palpitante et joyeuse des corps amis; les miettes de tabac et les grains de sucre qui s’incrustent sous les ongles quand on cherche les clefs au fond du sac; le vol des mouettes devant la fenêtre et les yeux jaunes du chat qui s’allument en les regardant passer, oublieuses du danger, comme ceux de l’amant au plaisir; le roulis des vagues sur les pieds nus rougissant; les visages modelés dans le sable; le reflet de la nuit sur le bitume des trottoirs vides; l’odeur de pluie, de poussière de ville et de feuilles sèches après les orages d’été; le silence des oiseaux.

Le sens de l’ordre vire à l’obsession chez les étrangers à l’équilibre, celui de la symétrie est une griffure qui se prolonge, un malaise sourd, immédiatement étouffé par le rétablissement de l’alignement des tableaux sur le mur, le retour discret d’une heure enf(o)uie, forget-me-not du passage du temps. Alors on se remet à aimer: que les gens répondent au téléphone; que les objets brisés gisent, immobiles et résignés juste sous les yeux;  que la flammèche du gaz éclate à la première semonce électrique, sous la casserole où doivent rissoler les oignons de la soupe; leur doux chuintement satisfait quand ils se décident à cracher l’eau de leur végétation; les chansons, toujours les mêmes, pour chaque état du corps et de l’esprit; l’encre rétive sur les doigts, les jours de cours; le moment suspendu au-dessus du vide où toutes les pièces d’un puzzle s’emboîtent enfin parfaitement; celui où on pleure juste quand il faut devant un film, où on ne rit pas quand il faut; le sifflement régulier du vent sous la porte; les motifs labyrinthiques des tapis; compter les marches, toutes les marches de tous les escalier et constater avec soulagement qu’encore une fois, il y en a 18 entre les deux étages; le cliquetis du passage des minutes à la montre au poignet droit, la nuit, sous l’oreiller; le sentiment glorieux de la cuisson parfaite des pâtes; arriver juste une minute avant l’heure dite à un rendez-vous à l’autre bout de la ville en ayant pris les transports; acheter des fruits au marché et que le vendeur tombe pile sur un kilo, comme ça; découvrir un livre à l’envers dans la bibliothèque et le remettre à l’endroit; faire mat avec un pion oublié dans un coin de l’échiquier et effacer le petit sourire satisfait de l’adversaire en le transformant en un pli amer de matador encorné par une maigre vachette; prendre le bon chemin dans les couloirs oubliés du métro, plongée dans la stupeur d’une nuit trop courte et trop pleine; les routes désertes et le regard fixe par la fenêtre passager d’un véhicule en mouvement, stroboscopiques arbustes qui impriment leur ombre portée sur la rétine paresseuse.

Alors en fait, cette heure d’hiver perdue contient tout ça, toutes ces choses qui font que la vie est plus que ce qu’elle ne dure, qu’elle s’étend au-delà du temps ligné. Escamoter cette heure c’est réduire, non le temps mais l’étendue physique du temps, son sens.

Alors je la pleure cette heure disparue. Elle laisse dans son sillage l’odeur anisée des promesses de l’été qui vient. A son retour, elle a l’odeur des châtaignes rôties et des feuilles mortes. Oui, c’est ça, cette heure est une odeur, celle de ma vie qui passe. Elle rallonge l’hébétude des nuits d’hiver et l’aveuglement solaire des jeunes après-midi de printemps. Et pourtant, la longueur comptable du jour ne change pas. C’est l’ordonnancement du temps qui bouge, qui vient pousser encore ce que la Nature fait très bien toute seule: allonger la lumière. Nous agrandir les pupilles pour s’emplir de cette lumière, pour ne pas se détruire quand elle se sera épuisée de nous lécher. Pour qu’on garde quelques feuilles sur le dos pour quand il fera froid. Pour qu’on se rappelle qu’il y a toujours un lendemain. Pour que l’on se souvienne qu’il faudra vivre encore pour apaiser nos corps douloureux aux dardements du soleil. Qu’ils reviendront, le goût du sel sur nos peaux et le vent doux dans nos cheveux. Comme reviendront la morsure du feu et l’humidité glacée qui monte des soirs de novembre.

 

Besito