De l’gui
La voix de Louis se remémorant la colline aux myrtilles, agissait comme un baume sur mon poignet. Malgré la douleur, je parvenais à garder le rythme, mais tout mon bras se raidissait.
- Sois souple, léger. Me disait-elle.
- Mais pourquoi t’achètes pas un batteur? C’est une plaie de faire ça à la main!
Avec un léger rictus au coin de l’œil:
- J’ai un batteur… Mais il ne bat pas aussi voluptueusement que toi. Figure-toi que tu fabriques un nuage…
- T’en as un?
- Pardon?
- Un batteur! T’en as un!?
- S’il-te-plaît ne sois pas stupide. C’est le processus, le plaisir qui importe. Le plaisir importe beaucoup! Il emporte tout, tu sais. Puis comme pour reprendre sa respiration, elle leva les yeux au ciel.
Le plaisir… Je voulais me plaindre, mais je n’osais plus. Je me contentai de lever à mon tour, les yeux au ciel, mais mon regard s’arrêta au plafond. C’était… C’était dégueulasse! Une constellation de taches, d’auréoles, de moisissures, qui se superposaient. La somme de ces couleurs invraisemblables se confondait en une teinte violacée et profonde, se déclinant de l’aubergine au parme en passant par le pourpre ou le prune. C’était une fresque, une huile, lourde, et vertigineuse. D’abyssales lézardes la traversaient de part en part, formant de menaçantes plaques de peintures. Comme autant de morceaux de ciel n’attendant qu’une légère brise pour s’abattre ici bas.
- Nous t’avons perdu? Oui c’est… C’est lamentable. Je te prie de m’en excuser. Je devrais être honteuse de t’accueillir dans de pareilles conditions. Mais tu me connais, je ne suis pas procédurière et la seule idée de contacter le propriétaire me donne la nausée. Par ailleurs tu sais mon goût pour tout ce qui est, un peu émoussé… (se penchant sur mon saladier) Ils ont l’air bien. Continue!
Sorti de mon état contemplatif, mon corps las se rappelait à moi dans une vivifiante douleur. Elle s’assit face à moi ; le dos droit, ses paumes posées sur ses cuisses elle me regardait.
- Tu es beau dans l’effort. Tes avant-bras surtout. Elle se pencha et vint, à deux mains me saisir. Entre ses serres, mon bras vigoureux n’esquissait plus que quelques soubresauts. Ils sont extraordinaires, c’est invraisemblable que tu aies des avant-bras pareils.
Elle me lâcha, se redressa, me sourit, vida son verre de vin, le remplit, compléta généreusement le mien, se leva et la coupe à la main, quitta la pièce. Nous buvions, dans de hauts et larges verres un Côte de Nuits – Fixin Clos Marion 2005. Et franchement il était très bien. D’aussi loin que je me souvienne, Maria m’avait toujours reçu avec des honneurs qu’il me semblait usurper. Élégante dans le moindre de ses soupirs, sa seule présence, son amitié pour moi, me faisaient me sentir, au préambule de nos entretiens, indigne. Indigne de cette grâce et de ses égards. Heureusement pour moi, mon ego ainsi flatté s’y accoutumait rapidement, et de chacune de nos entrevues, je sortais fier et apaisé. C’était aussi dans cet intérêt que j’étais venu ce soir. J’espérais emporter avec moi un peu de son élégance.
Tandis qu’elle tardait à réapparaître, je battais et battais encore. Le fracas de mon fouet, emplissait la petite cuisine. Les aigus amplifiés dans le pavillon du cul de poule claquaient le Formica du mobilier. La table, les chaises, le buffet fourmillaient sous les assauts obstinés de l’onde qui nourrissait leurs couleurs pétrolifères avant de heurter les murs, s’y propager et finir absorbée dans les profondeurs célestes. Les blancs devenaient de plus en plus denses, le son s’enrobait, s’étoffait, comme si l’atmosphère s’épaississait avec eux. Bientôt, le tapage de mon balai n’était plus qu’un grondement sourd et gras, enveloppant tout, recouvrant tout. L’air devenu aqueux, transportait les vibrations à la surface de ma peau. Mes pieds, jusque-là sûrement agrippés aux tomettes, semblaient alors s’enfoncer dans la mosaïque de coussinets hexagonaux.
- Je pense que c’est bon là ! Vociférai-je en direction de la porte derrière moi.
Mais ma voix absorbée dans l’esclandre ne savait plus l’atteindre. Mon bras battait maintenant librement, sans qu’il me sembla encore le contrôler. Avec une légèreté qui m’était inconnue, l’écume éclatante s’enroula sur mon moussoir pour s’élever lentement dans les airs. Le grondement gras s’apaisa jusqu’à ne plus être qu’un murmure. Du bout de ma trique je suivis l’incroyable ascension tant que je pus. Une fois leur lente progression stoppée par la matérialité du tout puissant, tout était redevenu calme, et on pouvait écouter Ella se plaindre des nuages. Je me rassis et contemplai mon oeuvre. Alors j’entendis sonner les talons de Maria sur le carmin géométrique qui avait retrouvé toute sa sécheresse. Elle entra et s’arrêta à ma hauteur. Elle vacillait légèrement. Elle observa mon nuage taquiner les lézardes du ciel pourpre et but une large gorgée de vin.
- C’est parfait. En général les hommes, vous êtes assez bons pour ce genre de choses.
- Pour quoi?
- Les nuages…
- Non… Pourquoi plus les mecs que les femmes?
- L’entraînement je suppose mais surtout cette manière opiniâtre de vouloir affirmer votre virilité.
Mes ustensiles encore en main, je cherchai à discuter son analyse, mais elle ne m’en laissa pas le temps.
- Et ta virilité justement, comment se porte-t-elle?
- ..?
- Pardonne moi. J’entends tes amours, comment vont-ils?
- Pas de vulgarité princesse! (Je déposai les armes, saisis mon verre et de son rubis me rinçai la bouche) D’un point de vu sentimental j’suis toujours frigide. C’est parce que j’me laisse pas aller au transport, on est d’accord. Enfin, la dernière fois que j’me suis laissé emporter, j’suis revenu trois ans plus tard avec l’anus façon canal du Panama et comme un goût de merde au niveau des amygdales. (Me palpant la gorge) Alors c’est sûr, j’suis devenu un peu craintif. Rappelle-toi, j’ai encore la marque des bracelets… (Reprenant une gorgée de vin) J’ai des aventures, tu t’en doutes. Mais j’propose que des contrats de merde. Au mieux un CDD d’quelques mois. Et la plupart du temps, c’est d’la vacation. Alors c’est sûr y a beaucoup d’turnover, avec le grand-huit émotionnel que ça implique. Mais j’suis pas encore prêt à rempiler sur un CDI. Après tu m’connais, j’suis un coeur d’artichaut. En proie à des pulsions, des transports. Mais tout aussi intenses que furtifs. (Après un temps) Parfois j’me vois comme un pyromane. J’allume des foyers un peu partout. J’les laisse s’éteindre, puis quand ils agonisent, je reviens souffler sur les braises. À croire que c’que j’aime par dessus tout, c’est foutre le feu. D’le faire prendre, puis reprendre, et reprendre encore ; jusqu’à c’qu’y ait plus rien à cramer. (Je vidai mon verre et me resservis) Alors effondré, désespéré, après avoir inondé les cendres en pleurant sur mon massacre, j’allume de nouveaux foyers… Et un instant encore, j’me réchauffe l’coeur… J’sais vraiment pas quoi faire de moi.
Alors que le King s’était fait loup pour prier la lune, Maria écoutait, sans dire un mot. Je bus, elle but, nous bûmes et je bavai. Après m’être essuyé le menton du revers de ma manche, je continuai en ces termes:
- Mais en vérité c’qui m’chagrine en c’moment, c’est qu’j’ai plus la classe. C’est comme si j’arrivais plus à toucher l’élégance. Je sais que j’ai jamais été d’un raffinement extravagant! Mais j’arrivais à être charmant, parfois. Et bah là j’y arrive plus! C’est comme si j’étais enduit d’erreur. Poisseux comme une marée noire. Les oiseaux rares qui s’y aventurent s’empêtrent inévitablement. J’suis lourd. Ma peaux est lourde, et suintante. J’arrive pas à me débarrasser de cette poisse qui m’recouvre. J’aimerais tant retrouver un peu de légèreté.
Après un temps, je tentai de retrouver l’inspiration dans la contenance de mon ballon. Ne sachant définitivement plus quoi dire, je me tus et re-bus. Maria me regardait. Puis, elle se leva et comme pour me rassurer, elle me dit:
- Je reviens.
Pendant son absence, je fixais impassiblement mon verre essayant d’en distinguer le fond à travers le tanin. Au fur et à mesure que mon regard s’enivrait, les fumées de l’alcool parcouraient mon visage. Comme tout devenait pourpre je plongeai.
Elle réapparut quelques instants plus tard et vînt s’asseoir face à moi. Au creux de ses mains jointes, elle découvrit lentement, une petite ogive nacrée.
- Qu’est-ce que c’est?
- Ceci mon cher, est un oeuf d’Elena!
- Un «Elena»?!
- C’est un colibri. Le plus petit oiseau du monde! Et ce n’est pas sa seule particularité… Regarde, je vais te montrer.
Elle saisit l’oeuf entre le pouce et l’index, elle le fit rouler de manière à ce que celui-ci paraisse complètement immobile. Ainsi figé dans l’espace elle le caressa de chacune de ses phalanges, puis de l’extrémité de ses doigts. Glissant à sa surface, ses mains étaient comme deux danseuses se partageant une toute petite planète.
À l’issue de la pièce, Maria prit ma main et déposa dans son creux le bijou.
- Essaie!
Je saisis le précieux et peu convaincu, tentai d’imiter mon hôte. Mes doigts trébuchèrent sur l’oeuf qui faillit m’échapper.
- C’est super dur! J’peux pas faire ça moi.
- Avec un peu de temps, tu y arriveras. Essaye de ne pas le secouer, tes doigts doivent s’enrouler autour. Doucement, concentre toi.
Je maltraitais encore un peu le pauvre Elena.
- Je te l’offre. Garde le, et lorsque tu auras bien ramolli la coquille, il pourra éclore.
A ce moment je compris qu’il n’était plus question de raisonner. Malgré mon application, le résultat restait peu probant. Déjà un peu las de pétrir ma dragée je risquai néanmoins une interrogative:
- Comment j’le garde? Si j’le mets dans ma poche j’vais l’casser.
- Sûrement pas! Attends…
Elle se leva, et se servant de sa chaise comme d’un marche-pied, grimpa sur la table. Ses vertigineuses cothurnes martelaient le Formica à quelques décimètres de ma face. Troublé, je laissai aller mon esprit à ses penchants fétichistes. Lacés des orteils jusqu’au haut de la cheville, ces écrins rouge cerise brodés de fleurs ne pouvaient renfermer qu’un trésor. En équilibre plus que précaire sur ses pointes, elle parvînt du bout des doigts à prélever un peu du cumulus amarré à l’océan d’Ether. Je me levai, et lui proposai ma main afin de l’aider à descendre de son Olympe. Comme ses bottines touchaient de nouveau terre ferme, elle me tendit le morceau de nuage.
- Lorsque tu ne joues pas avec, protège-le avec ça. Il faut que tu t’en occupes quotidiennement. L’idéal serait que ça devienne une manie, un tic.
Je saisis la vaporeuse ouate.
- Ok, admettons, j’arrive à l’faire éclore… Tu penses sincèrement qu’ce colibri va m’aider à r’trouver mon envergure?
- Sois en sûr! Me dit-elle les yeux gorgés de malice.
Alors que je disposai précieusement l’Elena dans son écrin séraphique, se penchant vers moi, de deux doigts Maria entrebâilla le col de son chandail et y glissa doucement sa main. Je la dévisageai du coin de l’oeil, n’osant rien dire, ni même envisager la suite. Après quelques instants elle dégagea son poing de l’enivrante vallée, et à hauteur de poitrine, en desserra l’étreinte. Apparut alors, bourdonnant à la surface de sa paume, un minuscule oiseau pas plus gros qu’un ongle. À la dérobée, elle saisit son verre, et lui présenta en l’inclinant de manière à ce que le vin se trouva tout à fait au bord. Après quelques ellipses, le colibri y introduisit son long bec et s’abreuva, d’une goutte tout au plus. Il s’échappa ensuite, et alla virevolter à l’à-pic de sa nuque, s’amusant de sa chevelure rassemblée au sommet de son crâne. Elle me regardait, son regard pétillait plus que jamais.
- Sois en sûr… Me dit-elle à nouveau.
Tandis que Lee Morgan de son Sweet honey bee m’étourdissait l’ouïe, j’enfouis la vaporeuse ouate dans la poche de ma veste et m’affaissant sur ma chaise, sirotai le nectar en me laissant bercer le regard. Après s’être assuré que la chevelure de Maria ne présentait plus aucun impair d’ordre esthétique, le colibri voleta à travers la pièce, et inspecta avec minutie chacun des éléments ou objets qu’elle comptait.
Nous passâmes le reste de la soirée à bavarder. Du Clos Marion aux Nuits St Georges, nous y passâmes à vrai dire la nuit. Sur le pas de la porte, alors que déjà le jour s’apprêtait à pétrifier les songes, je pris congé de son admirable compagnie, par une accolade fraternelle bouffie de bons sentiments. Je levai une dernière fois les yeux au plafond. Il n’était plus. Ou plutôt, il était devenu immense. Les lézardes qui le déchiraient, l’avaient absorbé. Au loin, mon petit nuage s’étirait en cirrus comme une goutte de lait dans le café du matin.